Projet Bivouac – Esteban García de la Mata

Bivouac #2

Près du lac Léman, dans le parc qui entoure l’Organisation mondiale du commerce, une petite tente attire l’attention par sa couleur vive. Elle marque l’espace comme un signal, un détail presque déplacé — signe que les routines quotidiennes et l’ordre officiel cohabitent avec des formes d’habitation plus fragiles. À première vue, on pourrait la confondre avec une publicité : les arbres derrière elle rappellent le fond d’écran d’un ordinateur. Pourtant, elle témoigne simplement d’une nuit passée ici, faute d’autre lieu où dormir.


Bivouac #4

Dans un recoin du parc, légèrement en retrait des chemins, une tente se dresse sous une bâche improvisée, pensée pour durer un peu plus que la nuit. Son emplacement, choisi à distance des regards, révèle une installation précaire mais réfléchie. Chaque pli du tissu, chaque attache, témoigne d’une adaptation silencieuse au terrain, à la lumière, aux passages humains. Rien ici n’affirme ni ne cherche à interpeller : seulement la trace d’une présence qui s’organise discrètement, à la limite du visible.


Bivouac #6

À l’écart des allées, une tente effondrée repose dans l’herbe, amas de toile plutôt qu’abri habitable. La matière est humide, les arceaux pliés : l’usage demeure lisible, mais la fonction de repos est compromise. Souvent montés la nuit puis repliés à l’aube, ces dispositifs cherchent à réduire l’exposition — une économie du provisoire entre apparaître et s’effacer. Ici, la forme affaissée atteste d’une adaptation contrainte : exister sans être vu, demeurer présent dans le seuil du visible.


Bivouac #8

Plus loin, entre les troncs, une bâche bleue s’étire. Sa couleur vive rompt l’homogénéité du feuillage, à la fois signal d’existence et tentative de dissimulation. Cet objet, fonctionnel avant tout, devient ici une trace d’adaptation. Improvisée, protection, il établit une forme de stabilité dans un contexte incertain. Le dispositif oscille entre refuge et signe, entre besoin matériel et présence symbolique.


Bivouac #10

Parmi la densité du feuillage, le bleu d’un sac de couchage attire le regard — laissé sans soin, déplié, abandonné.
Abri spontané, d’apparence jetable, il témoigne à la fois de l’urgence et du délaissement. Fragile dans son désordre, il condense la tension entre protection et abandon, entre présence et effacement.


Bivouac #12

Comme disposé par un artiste jouant avec les couleurs et les formes, un fagot de tissu renferme une énigme silencieuse.
Que contient ce paquet façonné à partir d’un sac de couchage ? Quels effets y sont pliés et gardés dans un recoin discret de l’un des parcs centraux de Genève ? Presque sculpturale dans sa présence, cette forme a été préparée avec soin, attendant d’être retrouvée la nuit suivante.

Bivouac #14

Un tapis est suspendu de façon énigmatique, peut-être pour sécher après une nuit humide. Ses motifs géométriques tranchent avec les formes organiques qui l’entourent. Objet de décoration et de confort domestique, il se retrouve ici déplacé dans un contexte qui n’est pas le sien. Ce geste, modeste et incertain, reste ouvert à l’interprétation — mais il évoque la volonté d’aménager un espace pour vivre, aussi fragile ou provisoire soit-il.

Bivouac #16

Dans l’ombre des arbres, quelques cartons et un tapis forment une couche fragile. Les matières pauvres dessinent une géométrie simple, un territoire de passage. La lumière du matin y dépose une douceur inattendue, presque domestique.

Bivouac #18

Une valise orange repose au milieu des feuilles sèches.
Ses angles rigides contrastent avec la souplesse du sous-bois.
Abandonnée ou cachée, elle semble porter la trace d’une arrivée accidentée.

Bivouac #20

Dans un espace vert, à quelques mètres du siège des Nations Unies, quelqu’un a choisi de dissimuler sa valise et une couverture sous une plateforme de bois. Ce lieu devient un espace de passage, un refuge nocturne où les effets personnels sont glissés à l’abri pendant le jour.


Manifeste
Bivouac
ne se présente pas comme un artefact complexe, mais comme une clé de lecture. Il invite à regarder autrement : à considérer les traces dispersées dans l’espace urbain non comme des restes insignifiants, mais comme des signes d’existence.

Tentes, couvertures, sacs abandonnés témoignent d’une manière d’habiter, d’occuper les interstices et les replis de la ville par des gestes de camouflage qui permettent de survivre en se soustrayant au regard.


Ces indices ne désignent pas une altérité radicale, mais une condition partagée. L’intempérie qui s’y déploie n’est pas seulement celle des autres : elle devient l’allégorie d’une époque sans certitudes, sans refuge stable, où chacun de nous est exposé d’une manière ou d’une autre.


Ce qui se joue dans Bivouac n’est pas la recherche d’une image spectaculaire ni d’un objet décoratif, mais la mise en place d’un dispositif de regard. Le spectateur est placé devant une responsabilité : détourner les yeux, c’est reproduire l’effacement ; voir, c’est accepter une lecture risquée, qui engage l’attention et la pensée.


Dans cette simplicité assumée réside l’acte artistique : non pas multiplier les artifices, mais restituer la force des traces fragiles — rappeler qu’à travers elles persiste une humanité commune.


                                Genève 2025




Camouflage
Dans ces conditions, l’existence ne peut se maintenir qu’à travers une logique du camouflage — se fondre dans l’environnement pour échapper aux regards.

Ces regards de l’autre ne confirment plus l’existence : ils la menacent.

Regards de dérangement, de dénonciation, d’illégalité.

Être vu, ici, c’est déjà risquer d’être expulsé ou éjecté.

Le camouflage devient une stratégie contrainte, un moyen de rester à la surface du monde tout en s’effaçant de son champ visible.

C’est le prix à payer pour persister, pour exister à la marge sans disparaître tout à fait.




SurvieC’est dans ce contexte que Bivouac prend forme : comme une observation attentive de l’effort d’exister, comme la reconnaissance de gestes qui s’obstinent à habiter malgré tout.

Les images révèlent ce désir d’ancrage dans un territoire paradoxalement hostile — précisément en raison de sa richesse et de son opulence.

Elles témoignent d’une tension : entre visibilité et effacement, entre la présence et la disparition forcée, entre l’habiter et le fuir.

La survie, ici, n’est pas héroïque : elle est discrète, silencieuse, obstinée.

Elle se joue dans le geste minime, dans l’intelligence du provisoire, dans la dignité des traces.




IntempérieL’intempérie dont il est question n’est pas seulement climatique.

Elle est morale, traversant notre époque comme un symptôme de désabri.

Privés de refuges symboliques, politiques ou humains, nous apprenons à nous maintenir dans le vent du monde — sans ancrage, sans garantie.

L’intempérie devient ainsi un espace partagé : celui d’une humanité qui cherche, au milieu du confort apparent, à retrouver un lieu habitable.

Elle révèle la contradiction d’un temps où la sécurité individuelle s’érige sur l’exclusion de l’autre, et où la visibilité se paie d’un effacement collectif.




Bivouac
Bivouac ne cherche pas à sublimer cette réalité, mais à la rendre perceptible.

Il s’inscrit dans le champ du visible comme un acte de reconnaissance : reconnaître l’effort de ceux qui persistent à être, reconnaître aussi la fragilité du cadre qui les exclut.

À travers ces images, le projet interroge notre propre position face à l’intempérie : spectateurs abrités d’un monde que nous contribuons, parfois malgré nous, à rendre inhabitable.




Bio
Mon travail se développe à la croisée de la photographie, du documentaire et de la médiation culturelle. 

J’explore des territoires marqués par l’absence, la fragilité ou l’invisibilité, en interrogeant la manière dont l’image peut témoigner sans juger, en révélant des formes précaires d’existence et de résistance. 

Mes projets s’inscrivent dans une démarche d’auteur indépendante, à la marge des circuits institutionnels, mais animée par une recherche de cohérence et de continuité. 

Actuellement, je poursuis avec Bivouac – Habiter l’intempérie contemporaine une réflexion sur les présences camouflées dans l’espace urbain genevois, entre survie et effacement.





Contact

esteban.garciadelamata@gmail.com

+41 78 241 79 33

                                                                                                                             





Bivouac: habiter l’intemperie contemporain
Esteban García de la Mata
Piquets et Haubans
Projet-Bivouac - Genève 2025